Saint-Estèphe

En savoir plus sur l'histoire de Saint-Estèphe


Saint-Estèphe: un village viticole 

Saint-Estèphe serait la transformation dans le parler local de ‘Saint-Etienne’ comme le rappelle son église du même nom construite en 1764 sur les ruines d’une église romane. Au début du christianisme on sait que les églises dédiées à Saint-Etienne sont établies sur des villas romaines. Saint-Estèphe, qui jusqu’au 18ème siècle s’est appelé Saint-Esteve de Calones (de Calonès signifiant petits vaisseaux qui portaient du bois) doit sa naissance au fleuve. Ce fleuve, appelé communément ‘la rivière’, a donné une intimité entre l’homme et son terroir qui semble plus forte ici que dans les autres régions viticoles. On sait aussi qu’il existait à l’emplacement actuel du port une autre église qui fut détruite en 1704 appelée ‘Notre-Dame-Entre-Deux-Arcs’ car située sur une avancée de terre entre deux esteys formant deux arcs de cercle. Cette description nous laisse imaginer un paysage différent et presque insolite. La presqu’île était alors constituée d’une série de nombreuses îles, une sorte de bout du monde où la nature aquatique va contraindre l’habitant à s’adapter et lui apprendre la maîtrise de l’environnement. Il faudra attendre l’époque moderne et l’assèchement des marais pour admirer le paysage d’aujourd’hui, assagi par le temps et livrant enfin son secret. En se promenant au bord de l’estuaire, on contemple les nombreuses croupes graveleuses qui semblent saluer celui qui les a fait naître. Pourtant, Il y a bien longtemps, des millénaires, ce fleuve à l’apparence si tranquille était une mer démoniaque charriant roches et cailloux arrachés aux lointaines montagnes, les déposant ici et là et offrant ainsi au sol son substrat, l’essence du terroir de Saint-Estèphe. Un terroir privilégié par la nature…

I-Avant la vigne, l’apprivoisement d’une terre changeante secrète et unique, une maîtrise ancienne de l’environnement

De l’âge du bronze à la vigne

C’est dans ce paysage issu des turbulences de l’estuaire que Saint-Estèphe trouve ses origines. L’esprit de la tradition paysanne qui s’y dégage pourrait s’expliquer par une occupation ancestrale du sol. Bien avant la vigne, qui semble remonter à l’époque gallo-romaine, Saint-Estèphe a connu une occupation humaine assez importante dès l’âge du bronze moyen (-3500av.JC). Son activité métallurgique était reconnue comme étant l’une des plus importantes de la façade atlantique de l’Europe. Des traces archéologiques telle la découverte de haches polies datant du néolithique révèlent l’existence de cette production bronzière. D’autres vestiges comme les monnaies gauloises datant de l’âge du fer (800 à 50 av.JC), nous informent sur un important gisement de minerai de fer, notamment au lieu dit ‘l’Hereteyre’ qui signifie ‘terre de fer’ en gascon ancien. La situation de Saint-Estèphe en bordure du fleuve permettait les échanges commerciaux.et l’exportation de sa production. Les premiers occupants du bronze et du fer, installés par intérêt près de l’eau mais ayant pris soin d’occuper les terres fertiles et buttes refuges dominant le marais, ont progressivement développé l’élevage et l’agriculture. D’autre part, ce lieu de vie qui ne se nomme pas encore Saint-Estèphe se développe grâce à sa situation sur le bord du fleuve offrant de nombreux abris qualifiés de « sûrs ».

A Saint-Estèphe, les hommes entretiennent un lien sacré avec leur terre

Mais ce fleuve à qui Saint-Estèphe doit tant ne fut pas seulement source de prospérité, il convient aussi de rappeler qu’il permit les nombreuses invasions et destructions dont le village fut victime durant plusieurs siècles. Sa situation de port fluvial constitua une véritable invitation et attira barbares et autres envahisseurs venus pénétrer cette terre secrète. Il reste de son histoire beaucoup de légendes liées à l’estuaire.

II-Saint-Estèphe à l’époque gallo-Romaine, déjà une terre d’échanges

Les Gaulois du Médoc qu’on appelle les Médulli -une peuplade autochtone celte qui aurait donné son nom au Médoc, ‘terre du Milieu’ ‘milieu des eaux’- ont sans doute exploité la vigne après avoir fait connaissance avec le vin importé d’Italie par les Romains. Bien qu’avant le Moyen-âge on ne puisse pas véritablement parler de culture de la vigne dans le Médoc, on pense que les échanges commerciaux et culturels entre ces deux peuples ont contribué à l’apport des améliorations et des nouveautés dans la viticulture. Les Romains appréciaient le savoir faire des Gaulois notamment dans la métallurgie, le tissage de la laine et surtout les techniques du bois, comme la tonnellerie, une invention judicieuse dont nos grands vins ne pourraient se passer. Le peuple gaulois et notamment les Bituriges Vivisques, fondateurs de Burdigala (Bordeaux), acclimatèrent le cépage Biturica, ancêtre possible du cabernet. Les nombreux vestiges gallo-romains, découverts un peu partout dans l’appellation (Aillan, Cos, Meney, l’Hôpital de Mignot, Montrose ou au Bourg), recensent des vases, des tuiles, des pièces, des haches.

Le port Saint-Estèphe serait-il une extension de Noviamagus, grand centre urbain gallo romain ?

Comme on l’aura compris, le fleuve a joué un rôle primordial dans l’histoire de Saint-Estèphe en permettant aux navires de toutes origines de venir s’approvisionner en produits locaux ou échanger des marchandises. Les nombreux cours d’eau, esteys et marais racontent aussi l’histoire de cette commune.

Des amarres de bateaux découverts au pied d’une vieille tour à Saint-Corbian plus précisément dans une parcelle de vignes du château Tour des Termes (qui signifie ‘Fin des Terres’) confirme l’existence d’une importante communication par la navigation dans les marais et larges esteys aujourd’hui asséchés. A proximité de la tour, il existe encore des marais qui ont été utilisés jusqu’au 18ème siècle et constituaient autrefois une vaste baie en communication avec la Gironde. L’actuel château Calon-Ségur se situe sur un site d’oppidum gaulois. Les bateaux venaient accoster jusqu’à ‘Calon’ dont la signification étymologique gauloise rappelle l’eau et la pierre. Dès l’époque gallo-romaine, pour faciliter les échanges commerciaux, des lieux de rendez-vous se créaient à des carrefours frontaliers accessibles par voie d’eau. C’était le cas du marais de Reysson qui réunissait plusieurs ports, ceux de Saint-Estèphe, Cadourne, Saint-Germain d’Esteuil et Vertheuil. Inventés par les Gaulois, repris par les Romains ces marchés-frontières au nombre d’une dizaine en Europe, situés en bordure de rivière sont souvent appelés ‘nouveau marché’ ou Noviamagus.

On sait qu’à cette époque une ville portuaire aussi importante que Burdigala existait: Noviamagus. Beaucoup d’hypothèses ont été émises pour situer cette ville probablement engloutie par les eaux. Quelques spécialistes pensent que Saint-Estèphe serait en fait la prolongation de Noviamagus ou du moins serait englobée dans la même zone géographique. Son port n’aurait pas disparu mais se serait tout simplement envasé. Il est vrai que la découverte du site archéologique de Brion, proche de Saint-Estèphe, a révélé d’importantes constructions dans ce secteur. Les Romains aurait fait naître une nouvelle ville avec une activité commerciale et administrative intense comprenant théâtre et riches villas. Le site de Brion rappelle la richesse d’occupation que l’on trouve habituellement dans les grands centres urbains. Les restes d’un théâtre semi-circulaire d’environ 2000 places, aussi important que le Palais Gallien à Bordeaux en est la preuve. La partie sud du marais de Reysson qui se situe dans Saint-Estèphe est riche de trouvailles gallo-romaine. D’autres vestiges comme la découverte de la villa de Bois-Carré, près de Saint-Estèphe, située au bord du marais dans la commune de Saint-Yzans, constitue un témoignage précieux de ce que fut un grand domaine agricole. Les nombreux objets trouvés, tels la vaisselle en provenance d’Italie, les colliers de Belgique ou les différentes monnaies nous laissent deviner la place importance qu’occupaient l’activité commerciale et les échanges avec l’extérieur. Il est probable que cette zone d’activité fut Noviamagus mais cette dernière reste secrète et continue d’alimenter les légendes à moins qu’elle ne réapparaisse du fleuve un jour de grande marée.

III-Saint-Estèphe au Moyen-âge, les prémices d’une grande viticulture

Avec le Moyen-âge, Saint-Estèphe comme le reste du Médoc rentra dans une période difficile et devint le théâtre des guerres de Guienne. Ce fleuve porteur de prospérité et d’échanges à l’époque gallo-romaine servait plus souvent aux invasions barbares. Les débuts du Moyen-Age furent particulièrement éprouvants avec l’arrivée des Saxons, des Wisigoths qui ont dû vraisemblablement accoster à Saint-Estèphe, pillant et brûlant tout sur leur passage. Mais aussi les invasions musulmanes, les Vikings au 9ème siècle qui terrorisaient les populations des bords de fleuve. Bien que le Médoc entier s’en trouva affaibli et devint pour longtemps une terre sauvage et déserte comme le décrira  plus tard le poète du 16ème siècle, Etienne de la Boètie –les habitants des rivages comme ceux de Saint-Estèphe, ont semble t-il résisté et contribué à la mise en place d’une nouvelle société orientée vers la viticulture. Cette viticulture qui à Saint-Estèphe paraît plus ancienne que dans les autres communes, remonterait au moins au 13ème siècle.

Saint-Esteve de Calones, terre de Pèlerins, la route de Saint-Jacques de Compostelle

Saint-Estèphe n’est pas seulement un port et un relais fréquenté par les bateaux de commerce, c’est aussi un passage pour les pèlerins en route pour Santiago de Compostelle en Espagne.

C’est au 13ème siècle qu’est fondé l’Hôpital de Mignot par la Commanderie Hospitalière de Saint Jean de Jérusalem. Par la suite, l’Hôpital devint la chapelle d’Anteilhan qui disparut au 19ème siècle. Les nombreux pèlerins et voyageurs s’y rendaient et trouvaient refuge. Aujourd’hui seul le nom du hameau de Saint-Estèphe « L’Hôpital » témoigne de ce passé. Il se situe au sud-ouest de la commune à la jonction avec Cissac dans le prolongement du Cendrayre, juste avant Coutelin.

Les pèlerins venant du nord, animés par le culte des reliques, bravant les dangers, pouvaient accoster dans divers ports situés au bord d’un chenal, d’un estey ou d’une « rouille » et chercher secours et hospitalité.

A cette époque, deux églises, en plus de l’église romane du Bourg, se trouvaient alors sur le territoire de la commune: Notre-Dame-Entre-Deux-Arcs et Notre-Dame-de-Couleys. Proches de la rivière, elles étaient, semble-t-il, toutes deux des lieux de prières à priori importants. Notre-Dame-Entre-deux-Arcs était située sur l’actuel port de Saint-Estèphe. Cette église connut une très grande fréquentation après le départ des anglais de Guienne. En effet le roi de France pour sécuriser l’estuaire fit interdire aux navires marchands anglais de remonter l’estuaire au-delà de Notre-Dame-Entre-Deux-Arcs, et ils s’arrêtaient donc à Saint-Estèphe pour se rapprocher au maximum de Bordeaux. L’église de Notre-Dame-Entre-deux-Arcs fut détruite en 1704,  ses pierres furent utilisées pour la construction de l’actuelle église du bourg. Aujourd’hui une petite chapelle privée subsiste au port. Cette chapelle du port a donné son nom à la célèbre  « Foire de la Chapelle » de Saint-Estèphe qui perdure encore et a lieu sur le port chaque année en début septembre. L’origine de cette foire fut le passage chaque année des pèlerins pour Saint-Jacques de Compostelle, ce qui attirait de nombreux marchands.

L’occupation anglaise: bénéfique au commerce du vin

Par son mariage en 1152 avec Henri II Plantagenêt, le futur roi d’Angleterre, Aliénor d’Aquitaine assura pour longtemps aux vins de Bordeaux des débouchés commerciaux. On se plait à imaginer la belle reine se rendant à Soulac au port des Anglots en empruntant la Levade (antique voie romaine appelée par la suite le chemin de la ‘Reyne’) pour sillonner ses terres médocaines. Durant la guerre de Cent Ans, Saint-Estèphe comme le reste de la Gironde fut le théâtre de règlements de compte entre les anglais et les français. Quelques vestiges de tours et forteresses témoignent de cette période. Souvent construites sur des anciens camps romains, ces bâtisses servaient à se défendre mais aussi à communiquer pour prévenir des dangers. C’est le cas du château du Breuil à Cissac. D’origine gallo-romaine, il fut l’un des enjeux de la guerre franco-anglaise car il contrôlait l’accès aux marais de Lafite et du Breuil. Malgré ces conflits, le fleuve continua d’exercer son rôle d’échanges et de transports de marchandises. Les habitants comprenaient bien les intérêts des échanges commerciaux avec l’Angleterre et ne semblaient pas vouloir prendre part dans ce conflit. C’est sous cette lutte franco-anglaise qui s’éternisa sur 5 siècles que Saint-Estèphe entama une vocation viticole tournée vers le commerce et l’exportation. Son port de Notre Dame entre Deux Arcs connut au 15ème siècle une activité intense. Les anglais ont incontestablement favorisé un essor économique durable.

Dès le 13ème siècle la vigne s’impose à Saint-Esteve de Calon, les premiers viticulteurs

La propagation du christianisme avec l’implantation des monastères et abbayes a développé la culture de la vigne. Le vin symbolisé par le sang du Christ a probablement apporté une autre dimension à la société du Moyen-âge. Outre l’aspect symbolique de la communion, le vin avait un rôle important dans la vie des monastères et des prieurés ; il faisait l’objet de règles « Mieux vaut prendre un peu de vin par nécessité que beaucoup d’eau par avidité » disait-on. Le vin était apprécié pour plusieurs raisons, il réconfortait les voyageurs et pèlerins, soignait les malades et offrait un substantiel revenu. De plus, faire du vin était un symbole de prestige et d’autorité.

L’exemple à Saint-Estèphe du prieuré de Notre Dame de Coleys est intéressant. Il a aujourd’hui complètement disparu mais se situait à l’emplacement de l’actuel château Meyney. A l’origine la « maison de Coley » dépendait de la vaste seigneurie de Calon. Dans ce lieu la viticulture est très ancienne et fut probablement implantée dès l’époque gallo-romaine. On sait que le prieuré existait en 1276 et qu’un siècle avant « la fureur de planter », la vigne y fructifiait grâce à l’ordre des Feuillants. En fait il s’agissait d’un prieuré-grange établi sur un modèle imaginé par les moines de l’abbaye de Cîteaux. Ce qui signifiait que l’exploitation agricole concernait un vaste domaine comprenant polyculture et élevage mais aussi maisons, jardins, cabanes, terres cultivables, vignes, bois, prés et pâturages. C’était un véritable lieu de vie, un centre administratif avec un petit port situé près de la Rouille des Moines, qui permettait le transport des passagers et des marchandises. Le prieuré fut détruit puis reconstruit en 1662. Les moines de notre Dame de Coleys ont énormément contribué au développement de la vigne à Saint-Estèphe.

En devenant au 13ème siècle la cure annexe de l’archiprêté de Lesparre, dirigée par Guy Martin, seigneur de Calon, Saint-Esteve de Calone connut une certaine prospérité liée essentiellement à son terroir planté de « bonnes vignes ». Celles-ci rapportaient déjà beaucoup, plus que le grain qui restait souvent partout ailleurs la production majoritaire.

La commune était gérée par le seigneur de Calon, propriétaire du fief de Calon, le plus ancien de Saint-Estèphe. D’autres fiefs semblaient importants, celui de Blanquet, la seigneurie vassale de Lassale de Pez, fief du prévôt. Pez est aussi un ancien territoire viticole. Sa création remonte au 15ème  siècle mais c’est surtout aux Pontac, également créateurs de Haut-Brion, que Pez doit le début de "gloire" de son vignoble. Pez demeura dans cette famille jusqu'à la Révolution, au travers du Marquis d'Aulède et du Comte de Fumel, commandant de la province de Guienne.

Le seigneur était à la fois chef militaire, percepteur et justicier. Il possédait son domaine avec maison, moulin, bois, jardins et des terres cultivées par des tenanciers qui lui devaient des redevances. Les seigneuries vivaient ainsi en autarcie. Si au début la vigne était cultivée pour le plaisir de la table et payer des redevances, elle devint rapidement  source de profits. 

La famille Canteloup célèbre au 14ème siècle possédait le château de Canteloup situé à l’emplacement de l’actuelle Mairie. Cette propriété, disparue aujourd’hui, appartint à Bertrand de Goth, archevêque de Bordeaux, plus connu sous son nom de pape, Clément V. Ce dernier en fit don à Arnaud de Canteloup son neveu, et le domaine resta la propriété de l’archevêché de Bordeaux jusqu’à la Révolution. 

Autre exemple : l’actuel château Pomys, dont la bâtisse principale est aujourd’hui convertie en un hôtel-restaurant, présente une des plus belles architectures de Saint-Estèphe. Connu au 15ème siècle sous le nom de ‘maison noble de Pomys’ le château a été probablement construit sur les fondations de l’ancienne bâtisse du Moyen-âge.

L’activité intense du port au 15ème siècle

Après la défaite des Anglais en 1453 à la Bataille de Castillon qui marqua la fin de la guerre de Cent Ans, ces derniers continuèrent à commercer avec la Guienne. Ils avaient bien souvent l’appui de nombreux bordelais, mécontents d’avoir perdus leurs privilèges après la reconquête française. Cette situation perdura longtemps et amena les autorités à renforcer la défense de l’estuaire. En 1469, Louis XI interdit aux navigateurs anglais de remonter la Gironde au-delà de Saint-Estèphe au port de Notre-Dame-entre-deux Arcs. Grâce à cette heureuse décision politique, le port de Saint-Estèphe connut alors une prospérité qui n’est pas sans rappeler celle des temps gallo-romains puisque durant des années Saint-Estèphe remplaça le port de Bordeaux et pouvait, parait-il, accueillir jusqu’à 200 bateaux !. Le fleuve restait le moyen de transport le plus utilisé, plus fiable que la vieille route romaine de la Levade. Les bateliers et passeurs étaient nombreux à offrir leurs services.

Un nouveau paysage pour accueillir la vigne

Le paysage marécageux, composé d’îles va changer de physionomie à partir du 17ème siècle avec l’assèchement des marais entrepris par les hollandais à la demande d’Henri IV et la fixation des vases qui va accroître la surface de terres fermes. Cet assainissement fit disparaître les grands plans d’eau laissant place à des esteys forts utiles pour l’écoulement naturel des eaux. Le port de Saint-Estèphe connut alors une activité intense en partie grâce au commerce du vin. Sa situation privilégiée permettait un bon accostage des bateaux. Grâce à sa position avancée, le port était protégé des violences de l’estuaire. D’autre part, les Seigneurs commençaient à défricher les forêts et les landes et un paysage de champs de vignes sur des croupes ensoleillées prenait de l’ampleur. 

Après les guerres de religions qui occasionnèrent des nouveaux troubles, le 18ème offrit une période de répit permettant à Saint-Estèphe une structuration de son vignoble.

Les femmes pratiquent l'acanage au vîme

IV-Aux 17ème et 18ème, la vigne devint pratiquement la seule culture à Saint-Estèphe.

Le curé Marc-Antoine Lalanne fit de Saint-Estèphe une paroisse modèle

A l’aube du 18ème Saint-Estèphe sortait de la mendicité et connaissait enfin une prospérité. A l’évidence la vigne n’était pas étrangère à cette nouvelle aisance. On sait aussi qu’à cette époque, la dîme de Saint-Estèphe était de loin la plus importante de tout le Médoc. Cette amélioration économique due à l’activité viticole s’accompagna d’un accroissement démographique. Les habitants eurent la chance d’avoir un curé doté d’une forte personnalité. Marc-Antoine Lalanne débuta sa carrière à Saint-Estèphe comme vicaire en 1741. ll fit de  Saint-Estèphe une paroisse modèle. Si l’extérieur de l’église de Saint-Estèphe reste modeste, hormis la façade et son clocher, élevés par Duphot en 1855 dans un style néo-classique, l’intérieur richement décoré, constitue l’un des plus beaux ensembles baroques que le 18ème siècle ait produit en Gironde et témoigne du rayonnement et de la richesse de la paroisse dans ce siècle de Lumière.

La création des vignobles ou la fureur de planter

Un grand changement va s’opérer au 18ème. Jusqu’alors  on pratiquait la polyculture et l’on produisait un vin clair appelé par les anglais ‘claret’. Ce vin tout à fait anonyme va laisser place à un vin rouge qui connaîtra désormais une notoriété internationale et fera la réputation de l’appellation. Le remembrement des terres commencé dès l’époque moderne va permettre la constitution des domaines viticoles. En même temps la qualité des terroirs et des vins qu’ils produisaient, gagnait en réputation. L’engouement pour la viticulture se traduisit par la recherche de nouvelles terres à exploiter. Le curé Lalanne en 1790 comptabilisait 200  propriétaires viticoles dans sa paroisse.

On sait déjà qu’une vigne bien conduite rapportait plus que des céréales. Les terroirs autour de Bordeaux appelés « las Gravas de Bordeaus »’ étaient depuis longtemps cultivés en vigne. Le Médoc quant à lui et plus particulièrement Saint-Estèphe avait déjà commencé sa conversion viticole depuis le 13ème siècle mais restait encore sous exploité. Les riches parlementaires bordelais s’intéressèrent alors à cette partie géographique du Nord de Bordeaux et entamèrent une véritable colonisation. Cet engouement fut accentué par la notion de ‘Cru’ qui se développa dès le début du 18ème grâce à l’ingéniosité des Pontac propriétaires de Haut-Brion et de la Seigneurie de Pez à Saint-Estèphe. Le vin que l’on surnomma désormais « le New French Claret » s’était considérablement amélioré et était prisé par une clientèle internationale. De même, la notion de millésime semble apparaître dès 1708. On vit donc à Saint-Estèphe des nouveaux investisseurs achetant et remembrant des terres pour y planter de la vigne sous forme de ‘plantiers’ plus nombreux et plus étendus. A Saint-Estèphe la vigne devint pratiquement la seule culture. Elle était tellement omniprésente que l’intendant Boucher et son successeur Tourny s’en inquiétèrent car la pauvreté d’une partie de la population et le manque de production de céréales pouvaient amener aux situations de disette comme celle récente de 1758.

Des propriétaires puissants

Au 18ème siècle, à Saint-Estèphe, quelques puissants seigneurs, héritiers d’une structure féodale étaient présents. On trouvait des seigneuries directes dont celles de Lesparre, les maisons nobles de Calon, de Pez, de Pomys. Figuraient également les fiefs de Bardis, de Vallée Roussillon, du Breuil. Le chapitre Saint-André de Bordeaux possédait la justice de Saint-Corbian, tandis que Blanquet et Leyssac relevaient du seigneur du Breuil. De nouveaux propriétaires issus de la noblesse de robe, pour la plupart parlementaires à Bordeaux, négociants étrangers investissaient aussi dans le vignoble de Saint-Estèphe. Aristocrates ou bourgeois, la fureur de planter les avait atteint  comme une fièvre.  

En ce milieu du 18ème, Calon appartenait au fils d’Alexandre de Ségur surnommé ‘le prince des vignes’ car il avait acheté Mouton en 1718, après avoir hérité de Lafite et de Latour en 1716.  C’est à lui que l’on doit cette tirade « Je fais déjà du vin à Latour et à Lafite, mais mon coeur est à Calon ».

Rochette à l’emplacement de l’actuel château Lafon-Rochet était déjà constitué d’un grand plantier de vignes dont les origines remontent au 16ème siècle et appartenait aux Lafon, conseillers au parlement. La maison noble de Pez appartenait au Comte de Fumel, conseiller parlementaire.

Guy Lacoste de Maniban, chevalier seigneur d’Estournel, président de la Cour des Aides, propriétaire de la maison noble de Pomys, achetait en 1758 des vignes sur la colline de Caux. Son fils Louis Gaspard d’Estournel continua le remembrement commencé par son père, et sa vie durant échangea et acheta une centaine de parcelles entre 1790 et 1853 à des petits tenanciers ou des seigneurs pour établir son domaine sur la colline de Cos dont une partie est déjà occupée au 18ème par la propriété de Cos Gaston, le futur château Cos Labory.  

Théodore Desmoulins à la fin du 18ème siècle héritait de quelques parcelles de vignes à Fontpetite, et décidait de défricher le bois d’à côté dit ‘lande de l’Escargeon’ couvert de bruyères roses. Il révéla ainsi le prestigieux terroir du futur château Montrose. Un autre ancien vignoble de Saint-Estèphe, le château La Haye, appartenait au 18ème siècle à Arbouet de Bernède, une famille de négociants ayant fait fortune avec le commerce des îles. Le château dont une partie date du 16ème siècle aurait été, selon la légende, le rendez-vous de chasse du roi Henri II et de Diane de Poitiers. On peut voir au-dessus des portes les lettres H et D entrelacées et sculptées dans la pierre.

Le succès des vins attira aussi des négociants étrangers venus à Bordeaux pour monter une affaire de négoce. Ces négociants d’origine anglaise ou irlandaise avaient acquis des propriétés et contribué au développement du vignoble. Ce fut le cas des Basterot, les Ségur ou les Phélan, qui ont laissé leur nom aux domaines Phélan-Ségur et Ségur de Cabanac. 

Les Mac Carthy (le nom subsiste aujourd’hui comme second vin de château Haut-Marbuzet) étaient très intégrés puisque un des membres fut président de la chambre de commerce de Bordeaux en 1767. Le célèbre négociant bordelais, Thomas Barton, d’origine irlandaise, était fermier d’une importante exploitation à Saint-Corbian (au domaine du Boscq). Plus tard son petit-fils se fixera à Saint-Julien.

Si les plus grands vignobles appartenaient à la noblesse de robe, à des grands bourgeois, ou riches négociants, Saint-Estèphe a toujours compté un grand nombre de propriétaires originaires du cru qui possédait des propriétés ne dépassant pas les 5 hectares. Ces vignobles bourgeois ont marqué le village d’une empreinte forte et ont donné à la future appellation une identité paysanne dans son sens le plus noble.

V-Saint-Estèphe entretient l’esprit d’une tradition paysanne, l’intimité entre l’Homme et son Terroir semble ici plus forte qu’ailleurs

Après l’âge d’or du 18ème siècle il y eut une succession de crises qui entrainèrent des changements de main dans les châteaux. La Révolution n’épargna pas Saint-Estèphe, certains propriétaires furent guillotinés, leurs biens confisqués et vendus comme biens nationaux. Ce fut le cas de Meyney qui appartenait aux Feuillants depuis 1622. D’autres choisirent d’émigrer comme le marquis de Ségur.

A partir de 1825 qui fut un grand millésime, les affaires reprirent pour quelques temps. Les prieurés-grange du Moyen-âge, les bourdieux, les premières bâtisses, avaient depuis longtemps disparu et furent remplacés par des châteaux à l’architecture diverse. Le fait de superposer le terme de « château » à celui de « cru » a sans doute contribué à la construction frénétique de nombreux châteaux au 19ème siècle. Tous les ‘Crus’ n’avaient pas de bâtisses seigneuriales, la plupart des nouveaux domaines étaient issus de portions de seigneuries féodales. Il était donc important aux yeux des nouveaux acquéreurs de construire ou reconstruire à l’emplacement d’une vieille bâtisse, un château digne de ce nom. Dans la deuxième partie du 19ème siècle, des nouveaux acquéreurs, hommes d’affaires fortunés, industriels, banquiers français et étrangers, achetèrent les crus et les développèrent. A Montrose l’entrepreneur visionnaire Dolfus fit de ce cru une exploitation modèle sous forme de village avec ses rues et ses petites places. Martyns, un banquier londonien acheta Cos d’Estournel, Cos Labory et Pomys.

Si la classification de 1855 ne compte que 5 crus classés à Saint-Estèphe, la raison en est probablement liée au manque de structuration de beaucoup de domaines à l’époque et aussi à son éloignement de Bordeaux. En effet Saint-Estèphe étant la plus septentrionale des appellations prestigieuses, les courtiers de Bordeaux mettaient plus de temps et par conséquent s’y rendaient moins souvent que dans les autres appellations. Qu’importe, Saint-Estèphe n’a rien à envier à ses voisines, son histoire ancienne, la grande variété de ses terroirs, le prestige incontestable de ses Crus Classés, la force de ses nombreux crus bourgeois pour la plupart issus de terroirs les plus nobles, font la fierté de l’appellation.

Saint-Estèphe est un village viticole qui a su garder une âme de viticulteur proche de sa vigne car ceci est ancré au plus profond de son histoire. Ce qui ne l’empêche pas d’être à la pointe du progrès grâce à des nouveaux acquéreurs qui n’hésitent pas à investir pour faire de leur cru un exemple de modernité avec des chais innovants parmi les plus beaux du Monde. Mais finalement cela n’a rien d’étonnant car si l’on se réfère au passé nous voyons qu’il y a toujours eu des hommes avant-gardistes et soucieux de mettre tout en œuvre pour l’excellence du vin. Ils ont de ce fait contribué au développement qualitatif du vignoble et à la notoriété des vins de l’appellation. Mais ce qui est nouveau est la transmission de cette volonté aux plus modestes qui apportent aujourd’hui le meilleur à leur production. Saint-Estèphe offre une image où tradition et modernité sont en parfaite harmonie. Un extrait du testament du propriétaire de Tronquoy Lalande, François Tronquoy Lalande à son fils en 1806 rappelle le bon sens du viticulteur stéphanois : « …Te voilà donc avec une belle fortune acquise par mes soins et mes privations ; mais prends garde, elle peut t’échapper. Elle ne sera rien et te ruinera en dépenses, si tu ne les cultives pas avec grand soin, j’ajoute même avec plaisir. Ainsi, si tu te fais un état et un honneur d’être agriculteur et d’aimer véritablement l’agriculture, tu connaîtras que les vraies richesses et les plus grandes richesses sont dans les biens de campagne, surtout dans ceux que tu posséderas ; que de les cultiver, c’est l’occupation la plus noble, la plus satisfaisante, la plus utile et la plus digne de l’honnête homme… »

2010  - Ouvrage réalisé pour le Syndicat Viticole de Saint-Estèphe 

Cdic Communication

Conception et rédaction: Catherine di Costanzo

Creation graphique: Virginie Obrensstein 

Photos: Christian Braud

Visuel couverture: Christian Braud et Claire Guiral

Illustrations: Vincent Duval

Clichés: archives municipales de Bordeaux, photos Bernard Rakotomanga

Carte: "lithologie Pierre Becheler", géographisme: Jean-François Dutilb

Traduction anglaise: Carine Bijon

Commentaires

Ajouter un commentaire